CORPS À L’ŒUVRE
AGNÈS GEOFFRAY, ANGÉLIQUE JACQUEMOIRE, ELIZAVETA KONOVALOVA,
YOSRA MOJTAHEDI, NATHALIE TALEC
08.01.2026 - 14.02.2026
Corps à l’œuvre réunit à la Galerie Maubert des œuvres de cinq artistes femmes, où le corps apparaît comme un terrain d’expérience et de transformation : non plus donnée biologique, mais matière sensible traversée par des gestes, des affects, des relations et des forces. Un corps « incarné », « vécu », lieu de savoir, d’action et de création, loin des représentations qui l’enferment dans une forme figée et disponible au regard.
Après plusieurs décennies durant lesquelles les courants féministes dominants ont privilégié une stricte égalité entre les individus, parfois au détriment des questions d’incarnation [1], les mouvements de pensée récents semblent marquer un retour vers l’expérience du corps [2]. À l’ère post-#MeToo, mais aussi dans le sillage des approches intersectionnelles, écoféministes, queer et post-humanistes, celui-ci devient un champ d’analyse privilégié pour comprendre les rapports de pouvoir, les mémoires incorporées, les vulnérabilités, les désirs et les capacités d’agir. Ce déplacement théorique, qui cherche à dépasser les anciennes oppositions entre esprit et chair, trouve un écho puissant dans les pratiques artistiques contemporaines, où s’inventent de nouveaux modèles « d’incarnation ».
L’exposition présente différentes formes d’expression - sculptures, photographies, installations et dessins - où le corps est «vécu» comme une puissance active et créative, qui revalorise l’expérience sensible : une corporalité non plus subie ou objectivée, mais capable de dessiner ses propres contours dans les sphères sociales et artistiques.
La notion de « corps vécu » - formulée au départ par la phénoménologie, notamment chez Merleau-Ponty [3], puis revisitée par de nombreuses philosophes féministes dans une perspective corporelle [4] - réapparaît avec force dans le texte d’Iris Marion Young, Throwing Like a Girl[5]. S’interrogeant sur l’aliénation de la corporéité féminine par le patriarcat, Young observe que les individus sont, dès l’enfance, éduqués à habiter différemment l’espace : les filles n’apprennent pas à mobiliser le potentiel d’amplitude de leur corps, restreignent leurs gestes, et évoluent dans un périmètre d’action limité. Dès lors, selon Young, « nous manquons totalement de confiance en la capacité de nos corps à nous mener vers nos objectifs » [6], mettant en évidence chez les femmes une forme de retenue incorporée que ne partagent pas les hommes.
Cette réflexion éclaire sous un jour nouveau la fixité presque systématique des figures féminines chez Giacometti - qui, contrairement aux hommes « qui marchent », semblent éternellement figées dans leur verticalité [7]. Dans une nouvelle série réalisée sur invitation de l’Institut Giacometti, Agnès Geoffray reprend la silhouette longiligne giacomettienne, et insuffle une mobilité inédite au corps féminin dans une suite de dix photographies : la figure avance, vacille, s’arque, se plie, se déploie, se réappropriant l’espace à travers une succession de gestes, et s’échappant de l’immobilité pour affirmer une présence active, désentravée.
Iris Marion Young rappelle également que les femmes sont socialisées à surveiller leur corps et à anticiper le regard d’autrui ; elles vivent sous la menace constante d’une intrusion corporelle et sont exposées à un toucher réifiant et sexualisant, induisant une vigilance accrue, presque défensive [8].
Cette tension tactile se retrouve en filigrane de l’installation d’Elizaveta Konovalova. Sur un voile de soie, un détail agrandi d’une sculpture montre une main tendue vers une cuisse. Le doigt semble effleurer la peau, mais seul un tenon de renfort relie réellement les deux parties : le contact est suspendu, à la fois suggéré et empêché. Ce fragment se retrouve isolé, comme on recadrait, à la Renaissance, certains tableaux pour en extraire les zones jugées les plus intéressantes. Daniel Arasse affirmait à propos de cette pratique que « le regard touche les œuvres », qu’il peut les modifier, les découper, les altérer [9] ; preuve que voir, c’est déjà exercer une forme de contact. La présence de ce minuscule morceau de marbre permet aussi de révéler la vulnérabilité de la sculpture : les tenons sont utilisés pour consolider une partie vulnérable - le plus souvent les doigts - et éviter la cassure. Aussi dans son apparente fragilité, l’installation de Konovalova semble mettre en place une forme de stratégie défensive ; les sacs de sable qui maintiennent l’assemblage en tension évoquent les dispositifs de protection amassés autour des sculptures en temps de guerre ou de catastrophe naturelle. Le corps apparaît simultanément exposé et protégé, dans une zone trouble où se rejouent les seuils du contact.
On retrouve cette notion de protection dans une nouvelle série de Nathalie Talec, intitulée Bandage. L’artiste, qui travaille depuis les années 1980 autour des notions de survie, de refuge et d’abri, présente des silhouettes rouge sang dont les corps se superposent à des pansements, à la fois blessés, soignés, recomposés. Dans une seconde série, Anonymous (no)body, qui s’inspire des représentations hybrides humanoïdes de la sculpture inuit, l’artiste fusionne le corps avec le minéral. Dans une sorte de relation charnelle à la nature, les bras embrassent des formes coralliennes, s’appuient ou s’abandonnent. Les frontières corporelles se dissolvent, révélant des continuités et des interconnexions qui redéfinissent les liens entre féminité et nature.
Un rapport au vivant qui se poursuit dans les dessins et installations de Yosra Mojtahedi. Artiste iranienne, ayant grandi dans un contexte politique où la représentation du corps est strictement régulée, elle développe un langage sensuel, tactile, parfois érotique, comme réponse politique à la censure. Ses formes oscillent entre organisme et artefact, brouillant les frontières entre vivant et non-vivant, réel et imaginaire. Par la création de mondes où les espèces, les matières et les genres s’entrelacent, Yosra Mojtahedi affirme une unité du vivant, où la corporéité devient un vecteur de résistance et d’émancipation.
Angélique Jacquemoire explore une autre forme d’incarnation : celle des images elles-mêmes. À partir de photographies glanées - négatifs, diapositives, tirages argentiques - et de vidéos VHS souvent promises à l’oubli, elle fait émerger la persistance fragile des figures qui les habitent. Après avoir rephotographié ces fragments au flash, l’artiste les transpose à l’huile sur toile, capturant les éclats de lumière, les zones de brillance et les réverbérations qui troublent leur lisibilité. Ses peintures deviennent alors des strates de temporalités superposées, où la fixité des corps représentés vacille.Le flash de l’appareil photo de l’artiste semble éblouir les visages, parfois presque effacés, comme retenus à la lisière du visible. Les corps persistent par bribes, par rémanences, comme s’ils résistaient à leur propre effacement.
L’exposition propose ainsi d’esquisser une pensée de l’incarnation ancrée dans les pratiques artistiques elles-mêmes. Les artistes réunies déplacent les frontières entre mouvement et immobilité, toucher et retrait, humain et non-humain, présence et effacement. Leurs œuvres donnent forme à une corporéité féminine non plus assignée, figée ou objectivée, mais vécue, active, mouvante, capable de redessiner ses propres contours. Le corps vécu - mobile, tactile, hybride, spectral - devient un lieu de création, de résistance et de transformation du sensible. Un espace où s’invente, à même la matière, une nouvelle politique de l’incarnation.
Jeanne Ferrari
[1] La notion d’incarnation est au cœur d’un féminisme dit “incarné”, qui recentre l’attention sur l’expérience vécue des femmes. Il ne s’agit pas d’essentialiser leur condition, mais de mettre en lumière l’objectivation dont leurs corps font l’objet, tout en affirmant les trajectoires d’émancipation qui font de celui-ci un lieu de liberté et d’action.
Voir Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Editions Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2021.
[2] Durant la Seconde Vague féministe (années 1960-1980), une approche dite « universaliste » s’impose progressivement, selon laquelle on ne peut pas revendiquer l’égalité entre les individus tout en postulant l’existence d’expériences féminines spécifiques. Le corps y est perçu comme un vecteur de la domination masculine, dont il faudrait s’affranchir. Au tournant des années 2000, cette conception est renforcée par les développements théoriques de la Troisième Vague, qui tend à la négation de la différence naturalisée des corps pour mieux dénoncer les hiérarchisations sexuées. Là où d’autres courants féministes ont, dès les années 1970, interrogé le vécu corporel, la sexualité, la maternité ou les identités incarnées, on note dans les années 2010 l’émergence d’un intérêt renouvelé pour des approches qui articulent l’expérience intime du corps à l’analyse des structures sociales de domination.
Voir Camille Froidevaux-Metterie, « Qu’est-ce que le féminisme phénoménologique ? », Cités, 2018/1, n°73, p. 81-82.
[3] « Mon existence comme subjectivité ne fait qu’un avec mon existence comme corps. » Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2012, p. 470.
[4] Clara Chaffardon, « La description de la corporéité féminine dans On Female Body Experience : de la critique de l’aliénation à la réappropriation de son expérience », Alter, 30 | 2022, p. 109
[5] Iris Marion Young (1949-2006), On Female Body Experience. « Throwing like a girl » and other essays, Oxford University Press, 2005.
[6] “We lack an entire trust in our bodies to carry us to our aims”
Cité par Camille Froidevaux-Metterie, « Le féminisme phénoménologique d’Iris Marion Young. Tenir ensemble le concept de corps vécu et la notion de genre », In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 116, n°4, 2018, p.502
[7] Bien que la première figure en marche de Giacometti soit une femme (Femme qui marche I, 1932), les silhouettes féminines en mouvement demeurent rares chez l’artiste, et conservent le plus souvent une stricte verticalité, à rebours des figures masculines, plus fréquemment inclinées ou dynamiques.
[8] Alia Al-Saji, « Bodies and sensings: On the uses of Husserlian phenomenology for feminist theory », In: Continental Philosophy Review, vol. 43, 2010, p. 13-37.
[9] « Le regard touche les œuvres, et la preuve en est qu’on les a découpées, on les a repeintes, brûlées, etc., parce que le regard peut toucher et être touché. »
Cité par Érika Wicky, « L’œuvre d’art à l’épreuve du cadrage photographique », in Livio Belloï et Maud Hagelstein (dir.),
La mécanique du détail, ENS Éditions, Lyon, 2017, p. 175.