Inconsolable


‘‘INCONSOLABLE’’

NATHALIE ELEMENTO

27.05.2023 - 31.08.2023
Dossier de presse

Facéties silencieuses

 

« L’art n’est pas dans l’expression des rapports abstraits ; il doit aussi enfermer l’expression des rapports les plus concrets, des exigences les plus secrètes de la vie subjective ».


Eileen Gray et Jean Badovici, « de l’éclectisme au doute »,

E 1027. Maison en bord de mer,

numéro spécial de L’Architecture vivante, 1929


 

Nathalie Elemento développe une œuvre composée d’objets que l’on a parfois qualifiés de domestiques, car fonctionnels et praticables. Le recours aux objets du quotidien – tables, consoles, bureau, étagères, surfaces perforées de fils « fantômes » à la manière de coutures de tissus – participe d’une architecture mentale et temporelle : celui de l’espace psychique à l’échelle des usages qui nous entourent ; un « mobilier intérieur » en mouvement.

 

Elemento aborde l’espace de l’objet comme on approcherait l’espace intérieur d’un individu, traversé par ses mouvements internes, ses postures mentales. Ouvert et déployé, replié ou renfermé, l’espace psychique, singulier et commun à tous, se donne aux épisodes de la vie dont il prend la forme et le pli : ainsi le visage fermé, qui se tourne vers le sol au moment d’un deuil, et qui traduit un mouvement de repli. La série des Consolations (2022), comme nombre d’œuvres de l’artiste, lie un espace physique à un état psychique. Ces sculptures murales en éveil, perforées de pointillés semblables à des coutures virtuelles, tracent la lumière à la manière d’un cadran, nouvel indicateur temporel du devenir psychique multiplié. A l’image d’une simple boite en carton, et de ses combinaisons de volumes, les Consolations abritent et créent des vides et des coins où se diffusent le reflet d’une couleur, comme pour narrer leurs intériorités dans le temps et diffracter leurs environnements intimes. Gilbert (2022) est en état de veille, quand les Consolations sont, elles, bien en éveil, en relief, impliquées dans des processus actifs. La sculpture arpentable Simon (2020) fait quant à elle office de rempart, jusqu’à donner forme à son socle. Ces possibilités de postures sont autant de pliures psychiques dans lesquelles se soulèvent ou s’aplanissent mémoires et souvenirs, parfois sans même qu’ils aient été aperçus, dans un mouvement invisible.

 

Par cette transparence de la sculpture, une interpolation peut s’opérer entre le dedans et le dehors, où la lumière et la couleur jouent un rôle essentiel. Jean-Luc Nancy avait interrogé la construction de la subjectivité par l’exploration d’un « bord de réel » que l’être humain rencontre dans le social. Chez Elemento, tout commence avec l’observation de la maison comme « intérieurs » pouvant encapsuler tant d’usages et de rapports sociaux. Tout comme dans les écrits de Sigmund Freud ou de Walter Benjamin , l’intérieur est abordé comme une intériorité, voire même chez Elemento comme coins d’intériorités. L’accent est mis sur la psyché de l’espace domestique mais qu’il ne s’agit pas de confondre avec les qualifications du confort. Ce terme, comme le souligne Walter Benjamin, « signifiait autrefois, en anglais, consolation (Conforter est l’épithète de l’Esprit-Saint, Consolateur) ; puis le sens devint plutôt bien-être ; aujourd’hui, dans toutes les langues du monde, le mot ne désigne que la commodité rationnelle » (Paris, capitale du XIXe siècle, 1939). Dans cet espace soi-disant intime, la question du décor, notion éminemment éthique et politique, joue un rôle central : le decorum n’est-il pas la convenance en anglais, ce qu’il convient de faire (quod deceat) ? Ne décore-t-on pas quelqu’un pour l’honorer ? Chaque objet qui s’y trouve, même le plus trivial, est alors une trace, une marque ou un indice dont Benjamin avait révélé le caractère fantasmagorique et social.

 

A l’occasion du projet « Les Aliénés » du Mobilier National, qui font valoir la force de la réhabilitation d’objets de rebut, Nathalie Elemento s’est emparée d’une table « déclassée » pour qu’elle puisse réintégrer les collections de l’institution. Quel dialogue opérer, quelle perspective donner à cet objet décoré ? L’introduction d’un miroir qui scinde et réunit tout à la fois, déplace le face-à-face frontal, « ironique et agressif », vers le travail de volume de l’entre-deux. L’objet divisé devient ouvert mais peut-être Inconsolable dans sa perspective infinie. Contre le socle qui n’est jamais neutre et qui intronise l’œuvre surélevée, la sculptrice fait usage de la table comme « socle idéal » : peut-être parce que la table peut s’effacer au profit des objets qui s’y trouvent posés, sans hiérarchie physiques et temporelles.

 

Le regard se compose en partie de ce qui n’avait pas été aperçu, de ce que l’on voit et que l’on oublie, mais qui se consolide en nous. Dans ce pli, l’espace de la sculpture interroge les continuités temporelles de l’affect et du souvenir, des traces par lesquelles tout se lie, se mêle et se confond. Dans cette multiplicité de l’expérience donnée à laquelle il s’agirait de se rendre sensible par la saisie des différences, le nom propre des sculptures apparaît comme un tour de force contradictoire. L’unité sommaire du nom n’est qu’une apparence d’unité, si les objets, tout autant que les individus, n’ont pas les limites précises que nous leur attribuons comme l’écrivait Bergson : « Telle est la première et plus apparente opération de notre esprit qui perçoit : il trace des divisions dans la continuité de l’étendue, s’aidant simplement aux suggestions du besoin et aux nécessités de la vie pratique » (Matière et mémoire, 1896). Chez Elemento, le nom propre n’est « nullement indicateur d’un sujet » (Gilles Deleuze, Mille plateaux, 1980), il est de l’ordre du devenir. Le nom, absorbé dans l’œuvre, n'est plus une constance mais une performance ; il est témoin des nuances d’un réel continu. Nommer revient à envelopper, à toucher, à sentir de nouveau la continuité de l’étendue.



 

Olivier Zeitoun

Attaché de conservation du département design

MNAM-CCi, Centre Pompidou




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