REVENIR LA OÙ TOUT EST RÉSOLU


REVENIR LÀ OÙ TOUT EST RÉSOLU

ISABELLE FERREIRA

  20.05.2017 - 29.07.2017
Dossier de presse
L’exposition d’Isabelle Ferreira aurait pu s’intituler Revenir là où tout est paysage. On y aurait entendu bruire des territoires habités, forcément habités – ce « tout est paysage » de l’architecte belge Lucien Kroll (1927)[1]. Elle reviendra plutôt, avec poésie, « là où tout est résolu », parce que rien ne l’est jamais qu’un instant, jamais complètement, considérant que l’on vit de paysage – cet « impensé » de la « raison » occidentale[2]
Impensable que le paysage relève de l’« impensé » quand la notion naît, en Europe, au xve siècle, et en peinture ? Peut-être bien. Mais quelle que soit la langue, il dessine une portion de « pays » ; demeure circonscrit par la raison qui échoue à en concevoir la globalité et ne peut qu’en affirmer le cadre et les spécificités – le fameux point de vue

 Précisément : au cœur de cette première exposition personnelle de l’artiste à la Galerie Maubert, un nouveau déploiement des Éléments de perspective qu’elle développe depuis 2015. À travers eux, elle se réfère à un moment-clef de l’histoire de la peinture (ainsi que du paysage moderne) dont les ouvrages Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages[3] d’Alexander Cozens (1717-1786) et Eléments de perspective pratique à l’usage des artistes… de Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819)[4] sont emblématiques. 
Au-delà du cadre, du point de fuite et du découpage par plans qui organisent déjà la rigoureuse géométrie des décors et / ou des scènes peintes[5], ces deux manuels proposent, à une époque où le genre du paysage acquiert son autonomie, des méthodes mécaniques et normatives de composition basées, notamment, sur la définition de formes isolées et standardisées qui, par leur combinaison précise, produiraient de l’idéal, du pittoresque, du caractéristique. 

 On se souvient alors que l’artiste travaille, depuis le milieu des années 2000, avec un vocabulaire de formes également standardisées. La brique plâtrière d’abord. Son orange soufré, son format « proche de celui d’une feuille de papier », son « volume paradoxalement plat » s’épaississant potentiellement et progressivement par empilement(s)[6]. Isabelle Ferreira l’utilise telle quelle ou en recouvre une face de couleur à l’acrylique ; elle en tapisse le sol, en redresse certaines, les architecture de tasseaux en bois brut, eux aussi manufacturés, eux aussi sujets aux déplacements et changements d’orientation, au gré des monstrations. 
D’autres récurrences viennent ensuite augmenter le répertoire de l’artiste ; et parmi elles, des « unités picturales »[7] – cubes ou pavés, colorés, minimaux et modulaires – constituant en elles-mêmes des sculptures et / ou servant de socles à d’autres sculptures de bois – des morceaux de nature incroyables, noueux et torturés, taillés et polis par le temps ou les intempéries, sur lesquels Isabelle Ferreira intervient parfois (les parant de papiers agrafés colorés ou bien d’agrafes dorées et argentées à la bombe), parfois pas. La combinaison de ces différents éléments permettant de créer des peintures en trois dimensions où les déplacements des regardeurs et regardeuses dans l’espace témoignent de la recherche du point de fuite qui leur sera refusé – ou tout du moins différé – au profit de multiples points de vue

 Le titre Revenir là où tout est résolu suggère qu’il s’agit de rebattre incessamment les cartes. Isabelle Ferreira y présente donc une nouvelle (grille de) lecture de ses Éléments de perspective : un ensemble de structures en bois, s’apparentant à des bibliothèques suspendues ou, de manière plus générale, du mobilier de stockage dans lequel se trouveraient rangés, présentés, installés, etc., les constituants de son vocabulaire. 
Ces structures fonctionnent comme les « unités picturales » qui s’y insèrent (ainsi que la collection de bois de l’artiste ou les quelques tubes de cuivre croisés dans des installations antérieures) ; ce sont, à la fois : des displays au sein desquels s’opère le jouissif jeu de combinatoire entre socles colorés, bois trouvés et autres matériaux ; des modules susceptibles de voir leur nombre croître (ou diminuer) et leur agencement dans l’espace repensé ; et, enfin, de vastes peintures dans l’espace, des Furniture Paintings, aurait-on envie de tenter[8], des grilles comme celles de la peinture moderniste, creusant pourtant le plan du tableau de leurs cases et compartiments. 
On pourrait lire ces structures – quoique modulaires – comme un repli, par opposition aux multiples déploiements possibles de ses Éléments de perspective ; c’est loin d’être le cas : un bois et / ou un socle peint peuvent s’en extraire et (re)gagner l’espace d’exposition. Les cases vides, d’une part, rappellent que certain-e-s modules et sculptures sont utilisé-e-s ; d’autre part, appellent l’enrichissement de ce vocabulaire déjà dense et complexe. Il y a, en outre, dans le meuble – si je puis qualifier ainsi ces structures – la mobilité qui anime l’artiste : celle des objets qu’elle déplace, briques, socles colorés, sculptures agrafées, etc. ; celle des personnages traversant des paysages dans ses premières vidéos[9] ; celle des regardeurs et regardeuses, on l’a dit, éprouvant ses tableaux ou ses installations, rejouant presque la chorégraphie de l’artiste à l’œuvre dans l’atelier ; celle du corps d’Isabelle Ferreira, en effet, enfin : s’attelant aux surfaces des plaques de contreplaqués des Wall Boxes (depuis 2012) puis des Subtractions (depuis 2013), des plaques, là encore, manufacturées, industrielles, peintes à l’acrylique, frappées de manière répétée avec un marteau arrache-clou. 
Si les Wall Boxes, hauts-reliefs coffrés de plusieurs plaques, ménagent d’étonnantes percées pareilles à des entrées de grottes et autres espaces à traverser (littéralement), les Subtractions, bas-reliefs sculptés dans une seule plaque cette fois-ci, se jouent dans une violence mesurée et sourde : aux griffures, arrachements et béances se sont substitués des retraits de matière qui tiennent à la fois de la touche du peintre et de la « lacune » dans la couche picturale. Un pas de deux avec la matière. Pour l’artiste, quelque chose d’un savoir-faire à l’envers, fatiguant gentiment le bois. Un martyr (dans tous les sens du terme) tout en retenue. 

On l’aura saisi, Isabelle Ferreira réinvestit le champ de la peinture de genre avec les gestes et les outils du sculpteur (de la sculptrice) qui sont aussi ceux de l’ouvrier (de l’ouvrière) qui façonne, qui agit dans et sur son environnement : on peint, on prélève, on déplace, on martèle, on arrache, on agrafe. Ses œuvres disent la main, disent les sens. Elles sont évocation et incarnation (au sens plein) bien plus qu’observation et (re)présentation. Quelque chose de cette coprésence qu’évoque François Jullien (1951) dans Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison[10]. Dans l’exposition, d’ailleurs, une occurrence de la série des Pétales (2016-2017) : des morceaux de papiers peints à l’acrylique, déchirés, puis laissés libres dans leur cadre de telle sorte que les mouvements physiques inhérents à leur vie – transport, accrochage, décrochage, etc. – en construisent et déconstruisent la composition. Bien sûr, l’artiste aura, au préalable, choisi le format, les papiers déchirés, leur nombre, leurs couleurs, les répartitions de masses visuelles, etc. Bien sûr. Mais chaque exposition réorganise les aplats et pans colorés. Et, ce faisant, enjoint à Isabelle Ferreira de rejouer la partition qui s’y est temporairement écrite. Remuer le cadre et faire apparaître un autre paysage, s’arrêter là, un temps. Un équilibre précaire où hasard et nécessité se laissent mutuellement la place. Revenir, donc, là où tout est résolu. 

 Marie Cantos

[1] Lucien Kroll, Tout est paysage, nouvelle édition augmentée, Sens & Tonka, coll. « Sciences sociales », Paris, 2012. Il faudrait en réalité mentionner également la compagne de l’architecte, Simone Kroll, coloriste, jardinière, penseuse, que la couverture de l’ouvrage ne crédite pas mais dont on connaît le rôle majeur, y compris pour ce livre-ci.
[2] François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », Paris, 2014. Dans cet ouvrage, le philosophe, helléniste et sinologue, François Jullien (1951) propose une appréhension du paysage comme susceptible de « nous absorber dans le jeu incessant de ses corrélations, activer notre vitalité par ses mises en tension diverses ; comme aussi réveiller notre sentiment d’exister par ce qui s’y singularise. » (p. 9).
[3] Alexander Cozens, Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages (1785), Éditions Allia, Paris, 2005.
[4] Pierre-Henri de Valenciennes, Eléments de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de Réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre du paysage (1799), Hachette Livre BNF, coll. « Arts », Paris, 2013.
[5] J’inclurais ici, paradoxalement parce qu’on ne vit pas encore de paysage, la perspective dite atmosphérique dans cette approche raisonnée mais impensée : le dégradé coloré demeurant, en effet, de l’ordre de la gradation, du mesurable, du quantifiable, du reproductible.
[6] Isabelle Ferreira.
[7] Selon l’expression de Julie Crenn.
[8] À la suite des célèbres Furniture Sculptures de l’artiste suisse John Armleder (1948).
[9] Je pense notamment à Tableau de 8 minutes (2003).
[10] François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison, op. cit.
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