Le temps des mains




29.10.2022  - 01.01.2023
Dossier de presse Article Figaro

           Si le hors champs existe, c’est qu’on peut voir sans voir. Le plus commun, le plus lisible, n’a même plus besoin de se montrer pour être vu. Le cinéma serait cette immense fabrique de hors champs où les choses et les gens acquièrent ce statut étrange, d’être reconnu avec un minimum d’images. La cave de «Arsenic et vieilles dentelles» ou le berceau d’Eraserhead, et les clichés rabâchés d’Histoires du cinéma sont les zones obscures et vides où viennent se ressourcer les prévisibilités.

           Quand je filme un corps, je le filme en entier, sans hors cadre, ses topographies étant bien assez complexes pour que fragmentations, duplications, et multiplications adviennent, et d’autant plus frappantes qu’elles n’ont pas été prévues.

Il y a une décision à prendre à chaque fois que je filme une entité plus vaste : une troupe, une foule, un flux, une architecture, un musée, une bagarre, un défilé, un carrefour, un shopping mall, une autoroute, un aéroport, une ville, la mer, le ciel, une chaîne de montagne, un essaim ou une forêt : qu’est-ce qui singularise cet ensemble ? Quelles sont les limites : le groupe, quelques personnes, la scène en entier ? L’important est de garder le cadre, de rester à l’intérieur et que rien ne manque pour lire l’image. Surgit alors la perturbante vérité du visible, toujours en excès sur ce qu’on en prévoit.

           De la même façon, si je choisis de cadrer sur une partie, c’est que cette partie peut devenir un tout. L’ensemble jambes-pieds, le torse, le visage, le nez, le crâne, les coudes, les genoux, les omoplates, la ceinture scapulaire sont des zones anatomiques qui ont leur personnalité et leur expressivité propre et n’ont pas besoin du reste pour exister.

           Il y a donc deux sortes d’images : les centrifuges (qui se défaussent sur les lieux communs du hors champ et qui excluent de leur cadre tout imprévu) et les centripètes, qui se tiennent au cadre et y acceptent tout ce qui n’a pas été prévu.

           Cadrer, pour moi, c’est donc décider de la continuité d’une métamorphose, rendue visible par celle, spatiale et temporelle, du cadre. Le continu permet de s’étonner, de découvrir, et d’apprendre.

           Les mains et les dents ont un statut à part, il faut d’abord comprendre, avec Leroi-Gourhan, que, c’est la main qui parle et que le geste utile est une affaire de dents. La main est toujours porteuse de sens, saturée de significations. Elle indique, pointe, indexe, démontre, interdit et raconte des histoires, l’histoire de la peinture est là pour l’illustrer. Tous les instruments, outils, machines, les molaires broyeuses devenues biface, marteau et train de laminoir, les canines aiguilles, poinçons et clous, les incisives couteaux et scie sauteuse. Le visage autour de la bouche, le cou sous la mâchoire, les bras au bout des mains, sont là comme des impossibilités provisoires du cadre, comme si les mains et les dents ne pouvaient plus échapper au hors champs des mots et des instruments. 

           Filmer les mains serait donc accepter ce couplage du geste et de la parole, des mains et des dents, et trouver les moyens de maintenir le cadre. Travailler l’effacement du hors-cadre par le cadre. C’est aussi faire la preuve qu’on doit à tout prix filmer centripète pour résister à une image purement illustrative (au service du politique, de la morale et du narratif).

           Le travail sur les dents a donné lieu à ma deuxième exposition personnelle à la galerie Maubert : Figure (février-mars 2020).

           Ce travail sur les mains a commencé au moment où nos mains et nos visages sont devenus nos ennemis, grâce à l’hygiène, grande fabrique de l’ennemi aujourd’hui. Il a fallu trouver le cadre juste, après s’être rendu compte que tout le processus communicationnel de mise à distance en passait par des images totalement hors champs : l’image internet, Skype ou Zoom, est une image illisible, d’une médiocrité insultante, qu’il faut comprendre comme la victoire définitive du hors champs, entré dans le cadre de l’image «normale» : on ne peut rien voir sauf ce qu’on sait qu’on doit voir.

            Cette recherche du cadre adéquate a donné lieu à un premier ensemble publié par le Muzeum Susch1 : le cadre étant aussi bien affaire de temps que d’espace, c’est ce premier aspect qui avait donné lieu à cette publication et à un spectacle : Personne (avec Isabelle Schad).   

           C’est en travaillant le cadre comme durée que je me suis rendu compte de l’importance de la « camisole temporelle ». L’emploi du temps, analysé par Hartmut Rosa, est sans doute aujourd’hui la technique principale de dressage des comportements. Calée et calquée sur le rythme des objets techniques, « la camisole temporelle » interdit toute marge de liberté par la prolifération d’un agenda quotidien qui se subdivise à l’infini. Cette temporalité prothétique nous dicte une succession de tâches qui a définitivement effacé les errances du vivant, vivant dont il ne reste que la dimension accordée à la technique. Qu’il y ait une affinité de principe entre le vivant et la technique nous le savons depuis Mashin et Bydül, mais que cette affinité ait été transformée par le pouvoir en principe de soumission écrasante, plus nous le vivons et moins nous en avons conscience.

           Cette logique temporelle se retrouve à tous les niveaux de la vie quotidienne. Le résultat est une atterrante succession de rituels immuables - et indépendants des structures psychiques : lever, toilette, petit déjeuner, habillage, départ, actes manqués, trajet aller, arrivée au travail, installation, travail, pauses, déjeuner, reprises, fin de journée, trajet retour.… Jusqu’au rituel du coucher, toutes ces activités passent par la mise en œuvre de routines minutieuses au-delà de ce qu’on peut soupçonner de nous-mêmes. Le plus proche est toujours le plus impensé et le plus invisible. Si l’on prend l’exemple de la toilette vespérale, le brossage des dents occupe en général une place dans le rituel qu’il est hors de question de changer. Il vient à son heure, toujours précédé de la même ablution et suivi d’une autre ablution aussi peu interchangeable. Et le brossage lui-même est soumis à cette loi, valable pour toutes les séquences choisies, aussi petites soient-elle : le début commence immanquablement par la même dent, suivie d’une autre, et les temps inégalement répartis entre chaque surface d’émail restent rigoureusement identiques jour après jour, aussi peu variables que l’ordre dans lequel les surfaces de peau successives sont considérées lavées pendant une douche.

           Depuis la façon de défaire le cadenas de l’antivol jusqu’au geste pour enfourcher le vélo, depuis la façon d’ouvrir la porte du garage, s’installer, passer la ceinture de sécurité, mettre la radio, chasser le chien, jeter le sac sur la banquette... Jusqu’au jeu des pédales pour démarrer, si on est en voiture ; depuis la façon d’aller à l’arrêt de bus, à la gare de RER, prendre à gauche, couper l’angle à tel endroit, passer devant ou derrière tel arbre, éviter telle vitrine, se laisser accrocher le regard par telle affichette, croiser telle personne au moment où son chien vérifie l’odeur de la même portion de mur que hier, avant-hier et avant avant-hier, voir sans la voir la même famille échevelée livide au milieu des tempêtes se précipiter en retard vers l’école et finir par finir à la même place sur le même quai où la journée ne fait que commencer... Cette ritournelle bousculée par le virus, l’étouffement dont l’enfermement devrait nous libérer, aurait dû nous apparaître au moins aussi vide que la menace qui nous covide. Mais.

           Filmer la façon dont les gens se lavent les mains au moment où ce geste acquiert une importance vitale, c’est se souvenir que se laver les mains a toujours été, depuis le début de l’hygiène, une question de vie ou de mort, et c’est tester cette habitude qui résume ces injonctions à vivre pour éviter la mort : depuis trop longtemps confinés dans le temps pour ne pas sentir le confinement dans l’espace comme étonnamment normal.

           J’ai donc proposé à des proches devenus lointains - et à des lointains rendus proches par l’enferment subi ensemble - de filmer de loin leur rituel de lavage des mains. Filmer juste les gestes, sans eau ni solvant, dans leur succession à la fois idiosyncrasique et commune.

           Filmer par Skype, cette absurde façon de communiquer dans la souillure déniée de l’image de son interlocuteur devenue pur indice technique de son identité au sens le plus administratif du terme, atteinte définitive à la dignité du visage.

Filmer sans savoir encore ce que ces séances allaient devenir. J’ai repris certains de ces gestes, j’ai essayé de les comprendre pour les faire voir dans leur étrangeté imperceptible au départ mais qui, si je les joue devant la caméra, se densifient pour devenir de plus en plus imprévisibles. Comment concilier, le temps de la montre, le temps de la prothèse, et la densité de l’organe ? Ou comment les laisser irréconciliés ? Je n’en suis qu’au début, mais déjà je vois surgir le temps des mains, un temps qui n’a rien à voir.


Laurent Goldring


 1 MS#2, 2021, suite à la résidence en août 2020


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