LIGNES DE FUITE
JOACHIM BANDAU
24.05.25 - 02.08.25
La nouvelle exposition personnelle de Joachim Bandau à la Galerie Maubert, intitulée Lignes de fuite, rassemble des travaux liés à l’architecture et à ses contraintes — en particulier à travers la figure du bunker, motif central de son travail, mis en dialogue avec les analyses de Paul Virilio (cf. l’exposition Penser par l’expérience photographique – Bunker Archéologie Paul Virilio, Centre Pompidou, Paris, France, oct. 2024 - mars 2025).
Le titre, emprunté à Deleuze et Guattari [1], évoque à la fois un retrait (une stratégie de guerre) et la possibilité d’une perspective (pas seulement en dessin) : un geste créatif en rupture, où la forme s’émancipe de ses contraintes. En résonance avec les réflexions de Virilio adressées à Joachim Bandau sur le passage « de l’immobile au mobile » dans son travail, le sculpteur n’oppose progressivement plus aliénation et résilience, mettant en lumière le fait que les lignes, inspirées de celles des bunkers, cessent d’être des obstacles pour devenir des trajectoires d’évasion – des fissures poétiques dans un enfermement seulement apparent.
Dans les années 1960-1970, Joachim Bandau interroge l’ambivalence du progrès technique à travers des sculptures qu’il qualifie de « fétiches de peur » : des assemblages d’acier et de résine évoquant des formes monstrueuses, hybrides, à la fois biomorphes et mécaniques. Ces entités, dépourvues de jambes mais montées sur roulettes, munies de tubes, incarnent la déformation d’un être humain devenu dépendant des dispositifs techniques, captif d’un mouvement ou de flux qu’il ne maîtrise plus.
L’année 1976 marque une rupture majeure. Alors qu’il vient d’achever ses dernières figures ambulantes dans le cadre d’un partenariat avec Daimler-Benz [2], Bandau découvre le livre Bunker Archéologie de Paul Virilio, publié l’année précédente à l’occasion de l’exposition éponyme au Musée des Arts décoratifs à Paris. Ce livre agit comme un déclencheur. L’architecture fasciste des fortifications de la Seconde Guerre mondiale, dans sa brutalité formelle, réactive chez lui des souvenirs d’enfance liés à la guerre, où les refuges deviennent pièges : les bombardements alliés à Cologne (1942), où Joachim, âgé de six ans, peine à sortir des décombres de la maison familiale détruite ; l’attaque aérienne de Hagen (1945), pendant laquelle il préfère se réfugier dans une forêt plutôt que dans le bunker de la ville, qui sera finalement détruit, causant la mort des 450 personnes à l’intérieur ; ou encore, dans les tout derniers jours de la guerre, l’attaque ciblée d’avions mitrailleurs, à laquelle il échappe avec ses camarades alors qu’ils jouaient dans un champ transformé en terrain de jeu improvisé.
Dans une lettre adressée à Paul Virilio, il confie : « Au début de l’année 1976, à Cologne, j’ai acheté dans la librairie d’art Walther König, votre catalogue Bunker Archéologie et j’ai été fasciné par les photos des bunkers que j’avais très bien connus dans mon enfance. Après 35 années, et en regardant vos photos de bunkers, j’ai senti le rapport qui existait dans la ressemblance de ces énormes monstres de béton et mes monstres de fiction en fer et polyester. […] C’est une expérience étrange et en même temps effrayante de se sentir fasciné par quelque chose devant lequel on a encore et toujours peur et que l’on hait profondément. »
Ce qui intéresse également l’artiste dans l’architecture du bunker, c’est sa radicalité formelle, sa neutralité apparente qui renferme une sombre réalité. « L’architecture fasciste, en tant que sculpture de béton, formellement radicale, fonctionnelle, travaillée d’une façon convaincante et sans compromis dans sa forme. Et justement à cause de cela, elle apparaît encore plus menaçante, pathétique, une absolue unité de forme et de puissance. » En 1976, lors d’un concours d’art portant sur les armes aériennes allemandes, Bandau entame la réalisation d’un ensemble d’objets qui adoptent un point de vue critique vis-à-vis de l’armée, en recourant à la forme du bunker pour sa neutralité apparente, tout en renvoyant, en filigrane, aux constructions de l’architecture nazie afin d’exprimer une position de profond refus.
Dès lors, il cesse momentanément la sculpture pour se consacrer entièrement au dessin. Entre 1976 et 1978, il réalise une série de grands formats - 100 x 175 cm, la taille de sa table à dessin - inspirés des photographies du Mur de l’Atlantique par Virilio. Teintés de thé ou de café, les premiers dessins, spontanés et désordonnés, sont réalisés en référence directe au livre : les numéros de pages apparaissent sur les séries de dessins sans orientation définie, souvent réalisés des deux côtés du papier.
Très vite, Bandau s’affranchit des images-sources pour explorer de nouvelles typologies d’architectures extrêmes en lien avec l’enfermement : bunkers fictifs, camps de concentration, champs de mines sans fin, chambres d’asphyxie ou de mort… Il propose alors un parallèle saisissant avec l’architecture contemporaine issue de son quotidien : les cités-dortoirs allemandes de l’après-guerre, dont il observe la troublante similitude de forme et d’organisation avec les lieux d’enfermement de la période nazie.
La troisième période présente, au centre des dessins, des formes plus sculpturales qui synthétisent l’ensemble des enseignements précédents. Un retour à la sculpture s’amorce dès 1978 : Bandau ‘‘descend’’ alors la sculpture-architecture au sol, permettant un point de vue dominant sur l’œuvre, nécessitant parfois des déplacements pour découvrir – ou deviner – les structures internes. D’abord en plomb puis en acier, massives et denses, elles prolongent les obsessions du dessin. Les formes - arêtes et aplats - poussées à l’épure, en condensent le contenu sans le figer dans un récit. Le bunker reste un motif central, mais il devient un prétexte pour explorer les dualités entre plein et vide, protection et emprisonnement, repli et déploiement.
Cette quête d’une liberté de mouvement dans des espaces contraints, Joachim Bandau la trouve dans une nouvelle typologie d’œuvres dès 1983. L’aquarelle, qu’il produit à l’aide de pigments et qu’il étale avec différentes liquidités à l’aide de larges pinceaux japonais, permet de tracer des aplats, mais également des lignes, grâce à la migration des pigments sur les bords. Aussi, en regardant de près, les Black Watercolors ne sont pas parfaitement rectilignes, mais présentent des coins courbés et des lignes tracées à la main qui serpentent subtilement. « Le regardeur décode l’œuvre à l’envers », nous livre l’artiste, évoquant la composition de ces peintures à partir d’une multitude de couches individuelles (parfois plus d’une quarantaine superposées). « Chaque nouvelle surface est une réponse à la précédente, disposée selon un arrangement intuitif dans une séquence temporelle. Je passe parfois des mois, des années sur une œuvre. »
La superposition des couches d’aquarelles gris clair permet d’atteindre le volume grâce au modelé, ainsi qu’un mouvement parfois erratique grâce à la vibration des formes graphiques. On retrouve alors le travail d’un sculpteur : une masse en devenir.
Dans leur autonomie radicale, ces feuilles aussi concentrées que méditatives, et qui représentent sans doute l’œuvre la plus personnelle de Bandau [3], permettent dans leur transparente et liquide apesanteur, de poser un regard ouvert sur l’espoir du sculpteur de dompter la forme.
À l’instar de ses sculptures, les Black Watercolors répandent des impressions simultanées de contraction et d’extension, dont la nature à la fois psychologique et existentielle exprime des positions de repli et d’ouverture au monde. Elles nous rappellent que les « lignes de fuite » sont les forces qui rompent avec un ordre rigide établi, qui ouvrent vers d’autres mondes, inexplorés, d’autres manières de penser, de vivre et de sentir. C’est une force de création, rhizomatique, de mouvement, de transformation.
[1] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980 (Capitalisme et schizophrénie, vol. 2).
[2] Ancien nom du groupe Mercedes-Benz de 1926 à 1998.
[3] Beat Wismer, « Donner une forme au contenu. Dialectique de la forme et du contenu dans l’œuvre de Joachim Bandau », in Joachim Bandau : Skulpturen 1976-1990, Museum voor Hedendaagse Kunst Antwerpen, 1990