Ton univers impitoyable


TON UNIVERS IMPITOYABLE

NICOLAS DAUBANES

26.10.23 - 09.12.23
Dossier de presse

Arrêtez ça … Au secours … Amenez des cloisonnements, séparez, enfermez ce qui coule […], s’épand… arrêtez-le… Vous avez tout ce qu’il faut pour le canaliser, l’emprisonner, le réduire, toutes vos catégories, toute votre psychologie … vite, endiguons, enserrons, dirigeons, amenons les mots fabriqués tout exprès, destinés à cet usage … les voici, prenons-les : révolte, besoins réfrénés, désirs vivaces, aussi vivaces qu’autrefois, renoncements, rancunes, fureurs, mutilations, petites lâchetés, hypocrisie, intrépidité, méchanceté, bonté, naïveté, lucidité … Voilà, petit à petit les flots s’apaisent, je m’apaise ... La crise est passée.

 

                                                                                                                  Nathalie Sarraute, « Disent les imbéciles », 1976

 

 

        Ferré, vif mais sur le point de rendre son dernier souffle, le poisson agonise. Ultime regard et sang s’écoulant des branchies, La Truite de Courbet est en réalité, comme souvent chez le peintre, une allégorie de l’artiste. En proie au jugement, à l’enfermement puis à l’exil à sa sortie de prison en 1873, il est pris à la gorge, une dette impossible à rembourser due à sa participation à la Commune en 1871 qui le jette dans un piège. Saigné lui aussi par la justice qui l’a condamné, le peintre naturaliste expire quelques quatre années après.

C’est cette truite-ci que Nicolas Daubanes reproduit à la poudre de météorite, là dans un format paysage. Car c’est également la question du format qui s’adresse dans une autre référence au peintre avec L’Hallali du cerf, actuellement visible à la Maréchalerie de Versailles[1]. Un format peinture d’histoire pour un sujet plus modeste, plus trivial – on se souvient de son Enterrement à Ornans – qu’il érige au rang des grands récits et sujets nobles. Nicolas Daubanes reprend l’idée et la structure du tableau et la translate vers la réalité carcérale : les portes de la prison se transmuent en fond de toile tandis qu’à la place du cerf se trouve représenté désormais un chien. Basculement du sujet à son importance, renversement des symboles et revirement des porte-voix, l’œuvre s’autorise un déplacement similaire. Ce faisant, il convoque le brut et, dans sa formule bataillienne, le « bas » des portes de cellules[2] portant encore les stigmates des vies qu’elles enfermaient. Il rend la texture de son médium et de ses découpes plus corrosives encore, plus tranchantes. Une façon d’égratigner le sujet qui vient gratter justement là où ça fait mal. En gravure d’ailleurs, c’est une « morsure » que l’on effectue et qui là vient réappuyer le champ sémantique de la bestialité. Comme si l’œuvre était tout aussi en mesure d’attaquer. Un sujet ou des sujets - la gens disait-on pour le petit peuple - qui n’avait pas accès aux mêmes droits, ceux que l’on cache perpétuellement derrière des portes épaisses, loin des regards, à jamais invisibles de la société. Le motif du chien rappelle cet asservissement : dominé, congédié à la niche, il est le symbole d’une obéissance contrôlée et renvoie aux conditions des détenus et à leur langage. C’est aussi le chien de Francisco de Goya, isolé, seul et abandonné dans un monde désert et abstrait, en proie à une existence de solitude et d’errance. Inscriptions, fluides, signes et marques peuplent la surface de ces douze portes qui semblent encore crier la souffrance qu’elles contiennent. Ainsi le cerf agonisant dans le tableau du maître et le chien reprenant son exact emplacement, lui qui, habituellement, est au pied de l’homme, de l’autorité et de ses effets, sait aussi enserrer la bête aux abois, ne pas lâcher le morceau. C’est aussi l’ami, le fidèle compagnon ou encore le dessin tatoué. Référence explicite, ce pas de côté de Nicolas Daubanes interroge qui du chasseur, qui du chassé, de la viande ou de l’enragé est bien celui « que l’on croit ». Le chien, une voie de réponse à la lutte ?

         Là encore, la bête traquée, cible de la curée se trouve au centre de la proposition. Sa présence au même emplacement est-elle une façon d’adresser : et si l’artiste était cet objet sacrificiel ? Contraint à devoir se mettre en danger et à se laisser malmener jusqu’à en exposer ses viscères même à la société.

         Mais cette emprise, qu’elle soit une représentation mentale ou réelle, cette mort à petit feu, se retrouve littéralement dans les dessins à la poudre de fer aimantée réalisés à Fontevraud[3] et qui habitent désormais cette exposition. Ici les mutineries illustrent non pas uniquement l’histoire de l’abbaye incendiée par des moines afin de détruire le corps féminin qui en avait la charge mais aussi cette idée sadique d’une longue agonie. Le prisonnier par exemple est saisissant dans sa facture illustrative : piégé derrière les barreaux de sa cellule[4], c’est bien nous qu’il regarde. Nous ou l’artiste qui semble nous tendre un miroir. Les cabanes et la nature constitueraient-elles les seuls lieux de refuge possibles pour réchapper à l’autoritarisme ?

Plus loin, en utilisant de la rouille pour des dessins sur verre oxydé, l’œuvre raconte peut-être ces temps révolus où les images et le travail sont gagnés par l’épuisement et la durée, floutant nos perceptions des événements et de l’essentiel. Le bunker, dont le motif, à la fois empreinte sombre de l’histoire et survivance en veille, suggère, de par sa fonction, d’être réactivée. Une formule de l’artiste qui, en se cristallisant, viendrait joindre et l’affreux, et le merveilleux.

En d’autres termes : comment continuer à dire autrement ? Car les références, nombreuses chez l’artiste (Courbet, Doré, Piranèse ou encore Goya) qui s’en saisit aujourd’hui davantage pour distancier sa propre réflexion quant au combat, sont des figures manifestes d’engagement profond vis-à-vis d’un monde tel qu’il va. Impertinents, tous se sont employés à renverser les codes en espérant qu’ils permettraient de se soustraire aux idéologies dominantes et aux volontés d’hégémonie.

Enfin, un grand triptyque vient sceller la réflexion, comme la fin d’un parcours. Un crâne calciné d’un moine trépassé lors d’un incendie se fait le symbole des vanités mises en scène dans la peinture mais aussi du geste insurrectionnel. La lutte est arrivée à son terme mais il reste des traces : une petite dague conçue en céramique dentaire en référence au seul élément anatomique résistant aux flammes, rappelle au passage la « pratique de la perruque » à laquelle les détenus s’adonnaient en détournant la matière pour en faire de l’ornement. Une opportunité pour le petit couteau, survivant du feu, se détachant de la planéité du dessin, de devenir arme en puissance.

         Ainsi les spectres, les disparus, les invisibilisés peuplent le travail de Nicolas Daubanes qui inlassablement cherche à se faire rapporteur de ceux qui n’ont pas le droit au chapitre et dont les voix étouffées continuent pourtant de hurler.

Mais ce qui questionne l’artiste ici est plus précisément ce moment de bascule où l’on baisse les bras, où l’on arrête de courir, où l’on quitte le front, où l’on se demande le sens de cette quête effrénée. Résister toujours pour finalement se retrouver vaincu, il y a là une beauté dans cette démission semblent dire les pièces de cette proposition. Peut-être est-ce le plus beau, cet abandon de l’instant où il n’y a plus d’affrontement ni avec les autres, ni avec soi-même, où le sublime émerge dans la fin, là où apparaît ce moment saisissant. Le bestiaire serait l’endroit où regarder, une issue ou encore une grâce. Réaliser de petites natures mortes pour manger, comme le faisait Courbet, loin des rêves d’étudiant ; l’artiste se retrouve contraint de naviguer parmi les bisbilles, entre les lois absurdes du marché et son « univers impitoyable », et le propre feu qui l’anime. Pour qui sonne le glas en définitive ? Le son du cor comme celui de la cloche, habituellement suraigu, est voué à se taire définitivement. Le conflit a pris fin. Une époque est révolue. Il faut désormais inventer d’autres langues pour reconsidérer les multiples pistes de la « post-révolution ».



Fanny Lambert

Critique d’art, commissaire d’exposition et auteure




[1]
Initiée dans le cadre de résidences à la Maréchalerie de Versailles, l’œuvre est actuellement présentée dans l’exposition « -Du béton, de l’acier et de la viande. » jusqu’au 17 décembre 2023.

[2] Les portes utilisées pour la réalisation de cette pièce sont issues de la prison des Baumettes à Marseille. Récupérées suite à des travaux de réaménagement et de rénovation des cellules en 2012 via une ressourcerie, l’artiste assemble alors douze de ces portes côté « détenus » en se rapprochant au plus près des formats choisis par Courbet pour son L’Hallali du cerf (440 x 540 cm) et son célèbre Un Enterrement à Ornans (315 x 668 cm).

[3] La mutinerie de Fontevraud. L’incendie de l’abbatiale / 1 et 2, 2023, 160 x 120 cm

[4] Ce dessin a été réalisé d’après la reprise d’une planche de Piranèse






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