Canons


CANONS

  14.05.2020 - 29.08.2020
Dossier de presse
Né en 1936, Joachim Bandau se forme de 1957 à 1961 à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf (où étudient également Gerhard Richter et Joseph Beuys). De la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, il réalise des sculptures en polyester laqué dont les formes biomorphiques inspirées de postures humaines évoquent autant le design industriel et l’architecture de l’époque[1] que d’inquiétants appareillages médicaux – caissons hyperbares ou engins de transfusion – sans se départir d’un héritage possible avec d’autres univers sans doute plus éloignés de la création artistique admise – on songera aux sculptures biomécaniques de son contemporain Hans Ruedi Giger, aux sarcophages d’hibernation de 2001, l’odyssée de l’espace (1968) et, pourquoi pas, à La Guerre des mondes (1953) et ses machines martiennes proches de certaines de ses œuvres (Manta en 1971, par exemple). Il y aurait sans doute une histoire – passionnante – à écrire sur la manière dont certains éléments de la culture populaire ont pu ainsi infuser, consciemment ou non, dans les premières années de cette pratique sculpturale qui connaît à partir de 1976 une mutation majeure. Les sculptures biomorphiques s’éclipsent et ouvrent la voie à une série de dessins et de collages aux formes radicales évoquant celles de bunkers que l’artiste décline ensuite en un vaste ensemble de sculptures en plomb ou en acier de petites dimensions, disposées au sol (série Bunkers) puis au mur (série Wall Pieces). Parfois modulaires, leurs éléments aboutés s’assemblent et de désassemblent au gré des présentations, dévoilant la complexité de leurs architectures internes. Ces œuvres, inspirées des casemates fortifiées bâties pendant la Seconde Guerre mondiale par les allemands, dénotent autant chez Joachim Bandau d’un intérêt formel pour l’architecture des bunkers[2] qu’elles en appellent aux souvenirs d’enfance de l’artiste, âgé d’à peine dix ans à la fin de la guerre. Cet élément biographique vient en partie contredire une classification hâtive qui souhaiterait placer Joachim Bandau dans le sillon de la mouvance minimaliste en considérant ses œuvres comme dépourvues de toute subjectivité. Sous couvert d’une distanciation apparente, les Bunkers laissent en effet affleurer les blessures mémorielles ainsi qu’une lecture propre au sujet lui-même qui ne peuvent être ignorées. Ne voir dans ces œuvres que le développement d’une pensée strictement formelle serait les amputer d’une part essentielle[3]. Il faut aussi souligner que, dans sa signification première et avant d’être une fortification militaire, le terme « bunker » correspond à la zone ensablée entourant le green d’un terrain de golf, là où les balles s’échouent et s’enlisent, là où elles se perdent, et les Bunkers de Joachim Bandau sont aussi cela : des zones où le sens s’enfouit, s’enlise dans une duplicité féconde. Le bunker du golfeur est hors zone, hors champ et, lorsqu’il devient le bunker militarisé à usage d’observation ou d’attaque, il est le point aveugle enlisé dans un paysage, il est le bloc impénétrable dont l’intériorité demeure indiscernable, dissimulée au regardeur ; il permet de voir sans être vu ; il peut être abandonné en ayant l’air d’être occupé ; il cache ce qu’il protège en offrant depuis l’intérieur une vision extensive : il est une pure intériorité cadenassant le regard extérieur. Sur cette notion d’intériorité, on notera d’ailleurs l’hybridation à laquelle procède Joachim Bandau lorsqu’il fusionne, dans un grand dessin de 1978, un bunker doté de deux meurtrières horizontales avec la forme d’une tête : dès lors, au-delà de la dimension architecturale, les Bunkers peuvent aussi être – littéralement – envisagés, se donner à voir comme les intériorités secrètes et labyrinthiques de têtes, ce que les dimensions réduites de ces sculptures peuvent induire (et l’on pourrait gloser sur la résonance entre la taille de ces œuvres, leur déposition au sol et l’étymologie de « tête » – caput – qui finit par faire advenir le mot « capitulation »…).

Les aquarelles des séries Black Watercolors (initiée au début des années 1980) et Yellow Watercolors (datant des années 2000) utilisent aussi un vocabulaire géométrique mais elles semblent retourner l’opacité brutale des Bunkers et des Wall Pieces au profit d’une transparence délicatement feuilletée, constituée de dizaines de formes rectangulaires grises ou jaunes diaphanes, à la limite de la transparence totale, superposées selon un principe de chevauchements, de décalages infimes qui produisent une double illusion de profondeur optique et de mouvement – on songe aux chronophotographies d’Edweard Muybridge et à la protohistoire du cinéma. Les aquarelles nécessitent un processus long – plusieurs semaines, voire plusieurs mois – où chaque couche alterne avec un temps de séchage puis de pressage du papier. Le mouvement et la profondeur règlent ces compositions selon une rythmique proche d’un canon musical, où chaque nouvelle forme répond à la précédente, parfois dans un quasi unisson, parfois selon des modulations d’intervalles. Il y a écho et polyphonie au sein d’un processus qui, bien que longuement prémédité, autorise l’improvisation et le hasard pour un résultat d’une beauté fascinante. Les aquarelles se révèlent in fine comme de véritables pièges visuels dont la profondeur spatiale souvent abyssale engage une relation temporelle inversée. Les œuvres se lisent et se livrent à l’envers et, à nouveau, comme dans ses sculptures, Joachim Bandau renverse l’économie du voir en bloquant partiellement ou totalement le regard. Dans les séries Bunker et Wall Pieces, la vision est bloquée par le béton tout en étant happée par l’orifice rectangulaire sombre des meurtrières ou des ouvertures, vers une intériorité qui lui demeure occulte. Dans les aquarelles, le regard se perd dans la modulation des transparences au sein de structures complexes, impossibles à décoder, puis se heurte frontalement à l’opacité d’une forme ultime, simultanément mur impénétrable et excavation sans fond.

Jean-Charles Vergne

Jean-Charles Vergne est Directeur du FRAC Auvergne, critique d’art membre de l’AICA, commissaire d’expositions et éditeur/auteur de livres consacrés à Agnès Geoffray, Luc Tuymans, Albert Oehlen, Richard Tuttle, Raoul de Keyser, David Lynch, Gregory Crewdson, Katharina Grosse, Denis Laget, Marc Bauer, Dove Allouche, Shirley Jaffe, Philippe Cognée, Michel Gouéry, Gilgian Gelzer, Bruno Perramant, Gert&Uwe Tobias, Darren Almond, David Claerbout, Ilse D’Hollander, Mireille Blanc, Cristof Yvoré, Rémy Hysbergue, Fabrice Lauterjung… Il a été en 2018 le rapporteur du Prix Marcel Duchamp pour Clément Cogitore.

[1] On songera par exemple au Monument à l’insurrection d’Ilinden conçu en 1974 par les architectes Jordan et Iskra Grabulovski à Krouchevo, en Macédoine.
[2] Rappelons qu’en 1975 Paul Virilio publie Bunker Archéologie, pour l’exposition éponyme au musée des Arts décoratifs, résultat d’une étude de plusieurs années sur les 18000 bunkers dessinant la Ligne Siegfried.
[3] L’irruption d’éléments sensibles au sein d’une création supposée neutraliser toute forme de subjectivité n’est pas inédite : on se souviendra ainsi du livre d’artiste Quincy édité par Carl Andre en 1973 et de sa couverture reproduisant une pierre tombale noire portant l’inscription « ANDRE », photographiée dans sa ville natale du Massachusetts.
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